30. Le cheval de Troie
Après la rupture de la trêve,la guerre a repris. Pour renforcer l’armée grecque affaiblie par la mort d’Achille et d’Ajax, Ulysse a fait venir de Grèce le fils d’Achille, un jeune prince nommé Pyrrhus. Dès l’arrivée de Pyrrhus, Ulysse, dans un mouvement de générosité, lui a remis les armes, la cuirasse et le casque d’Achille. Mais Pyrrhus, pour jeune et vaillant qu’il soit, est loin de valoir son père ; même revêtu de son armure, il ne saurait le remplacer.
Un jour, au cours d’une escarmouche, les Grecs font prisonnier un devin troyen nommé Héléno. Ulysse l’interroge sur l’état d’esprit des Troyens et sur l’issue de la guerre. Héléno lui répond d’un air de défi :
— Pour nous vaincre, il vous faudrait les armes d’Hercule.
Ulysse se souvient alors que près de dix ans plus tôt, au moment où l’armée grecque approchait des rivages de Troie et faisait une escale dans l’île de Lemnos, l’un des princes grecs, Philoctète, qui possédait justement l’arc et les flèches d’Hercule, avait été mordu par une vipère et abandonné par les Grecs à son sort.
— Il faut, déclare Ulysse, aller chercher Philoctète, s’il est encore vivant, et le faire venir devant Troie.
Mais qui va se charger de cette délicate mission ? Ulysse réfléchit.
— Seul Pyrrhus, qui n’était pas avec nous lorsque nous avons abandonné Philoctète, peut maintenant se présenter à lui sans provoquer sa colère. Pour ma part, j’accompagnerai Pyrrhus jusqu’à l’île de Lemnos et, tout en restant dans les coulisses, je lui dirai ce qu’il doit faire.
Ulysse, Pyrrhus et un détachement de soldats grecs s’embarquent donc pour Lemnos. Dès leur arrivée, Pyrrhus, qui a l’impétuosité de la jeunesse, se dispose à partir à la recherche de Philoctète en déclarant que, s’il le trouve, il le prendra par la peau du cou et le traînera jusqu’au navire.
— Moi aussi, lui dit Ulysse, quand j’étais jeune, j’étais toujours prêt à employer la violence. J’avais la langue paresseuse et le bras toujours prêt à agir. Mais l’expérience m’a appris que ce qui mène le monde, c’est la parole et non les actes, la ruse et non la force.
Et Ulysse explique à Pyrrhus ce qu’il doit faire s’il trouve Philoctète.
Celui-ci avait survécu, grâce à sa constitution robuste et à l’arc d’Hercule, qui lui avait permis de se procurer du gibier. Pyrrhus ne tarde pas à le découvrir, assis devant l’entrée d’une grotte. Récitant fidèlement la leçon d’Ulysse, Pyrrhus s’adresse à Philoctète en ces termes :
— Je suis Pyrrhus, fils d’Achille. Il y a quelques mois, à la mort de mon père, j’ai rejoint l’armée grecque devant les remparts de Troie. Mais les rois grecs, et en particulier cette crapule d’Ulysse, se sont comportés si mal avec moi que j’ai décidé de les quitter pour rentrer en Grèce. Ayant appris qu’ils t’avaient lâchement abandonné sur cette île, je me suis arrêté, sur le chemin du retour, pour te proposer de rentrer avec moi.
Philoctète accepte avec joie, va chercher dans sa grotte son arc et ses flèches et accompagne Pyrrhus en boitant un peu, car sa blessure au pied a laissé des séquelles.
À peine Philoctète est-il monté dans le bateau de Pyrrhus qu’Ulysse et ses soldats sortent d’une cachette voisine, ligotent Philoctète et, malgré ses protestations, l’emmènent aux rivages de Troie.
Là, faisant contre mauvaise fortune bon cœur, Philoctète finit par accepter de participer au combat contre les Troyens.
— Nous avons pour toi une mission importante, lui dit Ulysse. Tu sais que Pâris est un archer redoutable. Tous les matins, avant son petit déjeuner, il s’amuse, du haut des remparts de Troie, à faire un carton sur nos soldats et en tue un ou deux, comme des perdreaux. Il sait qu’il peut le faire impunément, car, ayant l’avantage de l’altitude, il est hors de portée de nos propres archers. Mais l’arc d’Hercule, que tu es seul à savoir manier, a une telle puissance que tes flèches pourraient sans doute l’atteindre.
De fait, le lendemain matin, au moment où comme d’habitude, sans méfiance et sans hâte, Pâris cherchait du regard sur qui il allait tirer, Philoctète, d’une distance de plus de deux cents mètres, lui décoche un trait qui l’atteint en pleine poitrine. Pâris s’écroule, perdant son sang en abondance. Il se souvient alors, pour la première fois depuis plus de dix ans, de la nymphe Œnone, son ancienne amante, qu’il a abandonnée sans explication le jour où il a donné la pomme d’or à Vénus. Œnone, il le sait, a l’art de guérir les blessures. Elle seule peut le sauver. Il se fait porter en toute hâte sur le mont Ida, dans un bosquet qu’elle affectionnait. Il l’y trouve.
— Au nom de notre amour passé, murmure-t-il, je t’en supplie, soigne-moi.
Mais Œnone ne lui a pas pardonné sa trahison ; depuis dix ans, elle rumine sa rancœur et sa jalousie, en espérant que l’heure de la vengeance sonnera. Elle a sonné.
— Mange donc une pomme d’or, laisse-t-elle tomber ironiquement, cela te fera peut-être du bien.
Et Pâris rend le dernier souffle.
Nul ne dit si Hélène fut ou non affectée par la mort de Pâris. Ce que l’on sait, c’est que, incapable de vivre longtemps sans homme, elle se remaria quelques semaines plus tard avec Déiphobe, le jeune frère de Pâris.
Cependant, la mort de Pâris ne suffisait pas à assurer aux Grecs la victoire. La guerre restait indécise et semblait devoir s’éterniser. Privés d’Hector, les Troyens évitaient désormais les combats en rase campagne et restaient enfermés dans leurs remparts, que les Grecs n’étaient pas en mesure de prendre d’assaut.
Grâce aux immenses greniers qu’avaient construits Apollon et Neptune en même temps que les remparts, les Troyens étaient capables de soutenir, s’il le fallait, un siège de vingt ans, et les Grecs le savaient.
C’est pourquoi, peu après la mort de Pâris, le découragement s’empare des Grecs une fois de plus, et Agamemnon, à nouveau, songe à lever le siège. C’est Ulysse, cette fois, qui s’y oppose. Il invite les rois grecs à déjeuner et leur fait part d’un plan que, depuis quelques semaines, il méditait secrètement.
— Mes amis, leur dit-il, l’expérience de ces dix dernières années montre à l’évidence que ce n’est pas par la force que nous pourrons franchir les remparts de Troie. C’est donc la ruse qu’il faut employer, en pénétrant dans la ville sans être vus.
— Tu as trouvé le moyen de te rendre invisible ? lui demande ironiquement Diomède.
— Oui, répond Ulysse, et, à l’aide d’un exemple simple, je vais t’expliquer comment. Tu vois cette grappe de raisin qui se trouve devant toi, dans ton assiette ?
— Je la vois, répond Diomède.
— Eh bien, dans un instant, cette grappe de raisin actuellement bien visible va entrer dans la baraque d’Agamemnon sans que personne puisse la voir.
Ulysse ordonne alors à Diomède de manger les raisins un par un et de se rendre dans la tente d’Agamemnon. Lorsqu’il en ressort, Ulysse développe son plan :
— De même que les raisins sont devenus invisibles en entrant dans le ventre de Diomède, de même des guerriers peuvent devenir invisibles en se cachant dans le ventre d’un animal plus gros que Diomède. Et, puisque la nature ne nous offre pas d’animal assez grand, nous en construirons un nous-mêmes.
Les rois grecs approuvent le projet d’Ulysse dans son principe, lui laissant le soin d’en préciser les détails. Charpentier de talent, Ulysse construit avec ses soldats, en quelques heures, un immense cheval de bois de plus de dix mètres de haut au garrot. L’intérieur du cheval est creux. Ulysse, Ménélas et trente soldats grecs y prennent place. Pendant ce temps, suivant les instructions d’Ulysse, Agamemnon et toute l’armée grecque, profitant de l’obscurité, se rembarquent sur leurs vaisseaux et quittent les rivages de Troie pour aller se cacher derrière une petite île, appelée Ténédos, à quelques milles de la côte.
Le lendemain matin, au lever du soleil, les Troyens constatent le départ de l’armée grecque. Us aperçoivent dans la plaine le cheval monstrueux. Poussant des cris de joie, ils sortent en foule des remparts, examinent l’animal avec curiosité et méfiance, ne sachant qu’en penser ni qu’en faire. L’opinion la plus répandue est que les Grecs, en s’en allant, ont tenu à laisser un cadeau aux Troyens. Mais un prêtre réputé de Troie, nommé Laocoon, les met en garde :
— Pensez-vous que les dons des Grecs soient jamais exempts d’artifice ? Ne connaissez-vous pas Ulysse et ses ruses ? Ne croyez pas en ce cheval, Troyens ; pour ma part, je crains les Grecs, même lorsqu’ils me font des cadeaux !
Cela dit, il lance son javelot dans le flanc du cheval, à l’intérieur duquel se font entendre alors une rumeur bizarre et un cliquetis métallique. À ce moment, un Grec, qui était resté seul sur la plage, dissimulé derrière un rocher, sort de sa cachette et s’avance vers les Troyens. Il a les mains liées derrière le dos. C’est Ulysse qui, la veille, lui a dit ce qu’il devait faire. Aux Troyens qui l’entourent et l’interrogent, il déclare :
— Je m’appelle Sinon et j’étais un grand ami de Palamède, qu’Ulysse, vous le savez, a fait condamner à mort. Ulysse voulait aussi me tuer et m’avait fait ligoter et jeter en prison. Mais j’ai pu m’échapper au moment où l’armée grecque se réembarquait et j’ai pu rester sur vos rivages. Si vous le désirez, je puis vous dire pourquoi les Grecs sont partis en laissant ce cheval.
Les Troyens, dévorés de curiosité, le pressent de s’expliquer et Sinon poursuit :
— Voyant qu’ils ne pouvaient pas remporter la victoire, les Grecs ont consulté leur devin Calchas. Celui-ci leur a dit que Minerve était irritée contre eux à cause du vol du Palladion. Calchas a ajouté que, pour apaiser la déesse, il fallait que l’armée grecque retournât dans son pays pour y chercher la statue et la rapporter. Enfin, toujours selon Calchas, une autre statue, représentant un cheval, devait être offerte à Minerve et être placée dans la plaine jusqu’au retour des Grecs. Mais si, par malheur, ce cheval tombait entre les mains des Troyens et était transporté par eux dans leur ville, celle-ci deviendrait à tout jamais imprenable. C’est pourquoi, conclut Sinon, si j’ai un conseil à vous donner, c’est de profiter de l’absence des Grecs pour transporter le cheval à l’intérieur de vos remparts.
Laocoon, le prêtre troyen, s’oppose avec véhémence à cette suggestion. Mais les déesses protectrices des Grecs, Junon et Minerve, qui observent la scène du haut de l’Olympe, interviennent alors : elles font sortir de la mer un serpent monstrueux, qui s’empare de Laocoon et l’étouffé de ses anneaux puissants.
Impressionnés par ce prodige, les Troyens y voient le châtiment de l’incrédulité de Laocoon et la confirmation des explications de Sinon. À l’aide de cordes solides, ils attellent douze bœufs au cheval de bois et entreprennent de le faire passer par la plus grande porte de la ville. Quatre fois, au moment où l’attelage s’ébranle, le bruit des casques et des boucliers qui s’entrechoquent se fait entendre à l’intérieur de l’animal. À chaque fois, Cassandre annonce à grands cris que le cheval va porter dans la ville la mort et l’incendie. Mais, comme d’habitude, personne ne l’écoute. Enfin, à la tombée du jour, le cheval est installé au centre de Troie, devant le temple de Minerve. Une foule de Troyens se presse autour de lui. À l’intérieur, Ulysse veille à ce que les soldats grecs ne révèlent pas leur présence. L’un d’entre eux, enrhumé, s’apprête à éternuer ; Ulysse parvient à l’en empêcher en lui pinçant le nez. Un autre, s’assoupissant, laisse tomber son épée, qu’Ulysse rattrape au dernier moment. Un troisième est saisi d’une violente colique et demande à sortir d’urgence ; Ulysse ne peut l’en dissuader qu’en lui tendant son propre casque pour y satisfaire son besoin pressant.
Enfin, la foule se disperse. Une ombre, cependant, continue de rôder autour du cheval. C’est la belle Hélène, qui flaire une ruse. Secrètement, elle la souhaite, car elle est fatiguée de la guerre, de son nouveau mari Déiphobe, de l’exil. Elle regrette Ménélas et son pays. S’approchant du cheval, elle murmure :
— Ménélas, es-tu là ? C’est moi, Hélène, ta femme. Je t’aime toujours et je voudrais bien retourner à la maison.
Bouleversé, Ménélas ne peut se contenir ; il répond à Hélène et se fait reconnaître. Ulysse, à son tour, s’adresse alors à elle :
— Ne nous trahis pas, lui dit-il. Retourne à ton palais et allume un feu sur la plus haute tour, pour indiquer à Agamemnon qu’il peut revenir avec la flotte grecque. Puis, pendant que Déiphobe et les gardes du palais seront endormis, décroche leurs armes des râteliers et cache-les quelque part.
Hélène s’empresse d’obéir aux ordres d’Ulysse.
Quelques heures plus tard, tous les Troyens sont endormis et la plupart ivres, pour avoir célébré d’une manière immodérée la fin de la guerre. Au pied des remparts, l’armée grecque tout entière, revenue de l’île de Ténédos, est massée en silence.
Sinon, le faux traître grec, s’approche alors du cheval et en ouvre la porte secrète. Ulysse et ses compagnons en descendent sans bruit et vont ouvrir à leurs amis les portes des remparts, laissées sans surveillance. Les Grecs entrent dans la ville, se répandent dans les rues, égorgent les soldats troyens, pillent et incendient les temples. Bientôt, la ville n’est plus qu’un immense brasier, où les hurlements de terreur sont couverts par le crépitement des flammes.
Les principaux chefs grecs sont montés au palais royal. Ses habitants et ses gardes cherchent en vain leurs armes qu’Hélène a cachées.
Parmi les assaillants, le plus sanguinaire est Pyrrhus, le fils d’Achille. Sans pitié, il tue Déiphobe au pied de son lit et Priam au pied de son trône ; il s’empare aussi du petit Astyanax, le fils d’Hector ; encouragé par Ulysse, il le précipite du haut d’une tour. Il fait prisonnière Andromaque, dont il fera sa compagne, et Hécube, dont il fera sa cuisinière. Agamemnon trouvant Cassandre à son goût, se l’approprie. Alors qu’il l’emmène, éplorée, avec lui, il lui demande par curiosité :
— Comment fais-tu pour prédire aussi sûrement l’avenir ?
— Je prévois toujours le pire, lui répond-elle, et de cette manière je suis sûre, hélas ! de ne pas me tromper.
Ulysse et Diomède prennent aussi leur part du butin dans le palais livré au pillage. Ménélas, pour sa part, ne songe ni au pillage ni à la vengeance. Il ne songe qu’à Hélène. Il finit par la trouver, dans une pièce reculée du palais. Elle l’attend debout, le regarde avec une expression à la fois craintive et tendre.
Ils se font face quelques instants en silence. Ménélas lui dit enfin :
— Ta petite colombe blanche, que tu as laissée chez nous, s’ennuie de toi.
— Et moi, répond Hélène, je m’ennuie d’elle.
Ménélas la prend dans ses bras ; Hélène comprend qu’elle est pardonnée.
Le lendemain, Troie n’est plus qu’un amas de ruines fumantes. Les hommes ont presque tous été massacrés, les femmes et les enfants sont captifs. Les rois grecs chargent le butin sur leurs navires ; l’un après l’autre, ils hissent leurs voiles. Le plus impatient d’entre eux est Ulysse, pressé de retrouver son vieux père Laërte, sa femme Pénélope, son fils Télémaque. Il ne se doute pas, l’infortuné, qu’il lui faudra dix ans d’épreuves pour retourner chez lui.